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24 novembre 2014 1 24 /11 /novembre /2014 11:32

- Que nous faut-il déjà pour fabriquer de la confiture de mandarines, ma chérie ?

- Les fruits et la quantité de sucre correspondante !

Jeff a ramené du marché un beau filet de mandarines ou plutôt de clémentines oranges - elles n’ont pas de pépins - auxquelles il a joint un kilo de citrons verts à l’épluchure métissée comme la peau du marchand dont l’étal regorge de couleurs méditerranéennes. « Les citrons, oui, oui, ils sont bios, Monsieur, sur ma tête ! » À un euro, la caissette, j’en doute tout de même, laissant néanmoins ma Moitié se débrouiller avec SA confiture, puisque telle est sa demande.

- Je vais les laver de toute façon, me dit Jeff planté devant l’évier.

Le robinet crachote un filet d’eau bienfaisante.

- Ça n’enlèvera pas les phosphates, murmure-je du coin du salon où je me tapis pour ne pas trop m’en mêler.

Jeff insiste pour me faire le compte-rendu de sa mission-confitures. La promenade de ce matin lui donne de l’énergie à revendre.

- Un peu de produits chimiques ne changera pas grand-chose, argumente-t-il mollement.

- C’est pour les adultes ta confiture, pas pour les femmes enceintes, j’espère ?

Je pense déjà au tout-petit dans le ventre de sa mère qui a son anniversaire dimanche et à qui, je suppose, mon Aimé se fera une joie d’offrir un pot de son précieux trésor… J’ai toujours aimé prendre soin des autres. C’est sans doute pour ça que Jeff me demande conseil tout en préparant sa mixture. La confiture, en réalité, c’est MA spécialité. « Ta confiture de grand-mère, me dit-il souvent pour me rappeler mon âge, je l’adooooore ! »

Aujourd’hui, c’est Jeff qui est au fourneau : « Il faut bien occuper mon temps de retraité », m’a-t-il rassuré pour se justifier. Je le soupçonne légèrement de préparer sa prochaine fugue hebdomadaire avec ses copains, Tom et Sam. Il faut dire qu’aujourd’hui, je suis sa complice; j’ai envie de le voir touiller dans MES casseroles pendant que je lis un bon livre, allongée sur le sofa. Et Jeff touille… Je l’entends d’ici dépecer les mandarines au mixer, la lame du hachoir fait un de ces bruits caractéristiques du mixage de la soupe au poulet lorsqu’on a oublié quelques os à l’intérieur. Il s’applique. Le programme « pour piller les glaçons » fait tourner la rotative au rythme d’une percuteuse de macadam. Il râlait pourtant, mardi, lorsqu’il faisait sa sieste et que les ouvriers communaux creusaient la route pour passer les conduites d’égouttages ! Le bruit s’estompe. Jeff racle le contenu dans une casserole en fonte, se ravise.

- Où ranges-tu les brocs ronds ?

- Qué brocs ronds ? je lui réponds, pensant toujours à ma belle-fille enceinte que je verrai dimanche, dont le petit ventre commence à poindre sous le jeans moulant.

- Les brocs en plastic léger pour mettre le jus à peser.

- Derrière l’armoire sur ta gauche.

- Ils n’y sont pas.

- Mets-toi sur la pointe des pieds et ouvre les yeux : avec les tupperwares de Mémé !

Quand il s’agit de Mémé, mon homme retrouve la mémoire. J’essaie de replonger dans mon sofa, j’y arrive tout de même - les femmes ne savent-elles pas faire plusieurs choses en même temps ?

- Ah, j’ai trouvé, dit mon homme victorieux dans ce qui est devenu pour un matin SA cuisine.

- Un kilo 850 ! Je mets donc la même quantité de sucre ?

- Je te l’ai dit tout à l'heure…

- J’ajoute le jus de mes citrons, alors ?

- Ça remplacera la pectine lui dis-je en tournant la première page.

- Parfait, l’entends-je dire en même temps qu’il jette le broc vide dans l’évier.

La vaisselle ce sera pour moi, je le sais par expérience. Depuis le temps que je vis avec Jeff, j’ai appris bien des choses. Comme s’il faisait de la télépathie, il exprime à voix haute à propos du broc :

- Ce sera pour le lave-vaisselle.

Il sait pourtant que le broc est trop haut pour l’hélice du lave-vaisselle, je lui ai déjà dit cent fois.

- Combien de temps la cuisson ?

- 20 minutes au moins à partir du moment où ça bouillonne !

- Bon, minuterie sur 20, j’enclenche ! dit-il.

Je l’entends allumer la TV. Il ne croit pas s’en tirer comme cela tout de même !

- Tu dois rester à côté pour touiller avec la cuiller en bois !

Je l’entends, un peu déçu, revenir sur ses pas. J’ajoute donc :

- La confiture, c’est beaucoup de tendresse, d’amour, de patience…

- Je vois où tu veux en venir, m’interrompt-il.

- Tu restes avec ta cuiller, tu remues de temps en temps pour pas que ça colle. Profites-en pour humer la bonne odeur. Les fruits avec leur écorce ont capté tout l’été le soleil, l’air marin ; des mains patientes les ont cueillis.

- C’est pour ça que je les ai lavés, me rétorque Jeff sans poésie.

Jeff fait allusion à mon aventure en Provence cet été : sortant d’un buisson où il s’était manifestement soulagé, un marchand d’abricots sur la route m’avait servie abondamment à la main 3 kilos d’abricots pour ma confiture annuelle et traditionnelle. Pas de robinet sur la route poudreuse et manifestement pas de toilettes non plus…

-Tu peux ajouter des clous de girofle, ils relèvent le goût de l’écorce et désinfectent des bactéries, lui lance-je de mon sofa.

- Ah non, pas de clous de girofle, me ratatine mon Aimé. Clémentines et citrons purs, uniquement !

- Pendant que ça cuit, je fais les étiquettes, ajoute-t-il. Où sont les bocaux ?

- Première armoire à droite, la planche du bas.

C’est là que je mets ma réserve : ni dans le grenier, ni dans la cave, nous n’en avons pas.

- Je les lave à l’eau chaude ?

Ah, je vois que Jeff m’a déjà observée.

- Sans détergent et à l’eau bouillante, j’insiste.

Je repense à notre future Mistinguette – on sait que ce sera une fille- bercée et insouciante dans l’utérus de sa mère. J’ajoute :

- Égouttés proprement sur un drap blanc, il y en a des tout neufs sur la deuxième armoire au dessus de la table de travail.

Mon Jeff commence à s’y retrouver dans MA cuisine apparemment, il chantonne un : « c’est fait !» suivi d’un petit sifflement… un air de Mistinguette, justement : « Le plus beau, le plus beau Tango du mondeeeeeee, c’est celui… que j’ai dansé avec toi ! »

- Tiens, Jeff, il y a longtemps qu’on a plus dansé ?

- La dernière fois, c’était au bal de la police, mais c’est fini, Y- a plus de sous dans les caisses. De toute façon, on invite plus les vieux, me dit-il songeur.

Nostalgie de nos petites sorties… me voilà rangée avec les retraités! Me voilà dans la case des grand-mères, maintenant. Je soupire pendant que je sens dans l’air les premiers effluves de la confiture d’orange.

- Viens voir, ça bouillonne ! me dit jeff dans une extase.

- Je bouquine, mon cœur !

- Dis-moi quand même si c’est pas trop épais !

- Mmh, j’arrive.

Décollant définitivement de mon sofa, je me fais une place derrière mon Aimé qui s’accapare le fourneau ; je regarde par-dessus son épaule.

- Tu n’ajouterais pas un peu de jus de fruits ? dis-je, histoire de lui donner encore un peu de boulot.

- Du jus de pommes, alors, je n’ai plus de citrons.

Les jus de pommes sont rangés au garage, c’est du « pur bio » du jardin de mon Aimé.

Depuis qu’il est retraité, il en fait des choses.

-Va pour un petit jus de pommes.

Ça marche. La mixture bouillonnante et collante redevient liquide. Mon Jeff s’active ensuite à la mise en pots. Miracle, il nettoie aussi la marmite en cuivre sans passer par le lave-vaisselle. Les petits ions du cuivre qui donnent si bon goût aux confitures seront préservés pour la prochaine fabrication.

- Je retourne les pots, couvercles en bas, comme Mémé.

J’imagine Jeff, enfant, dans la cuisine de sa petite mère, les yeux grands ouverts et curieux en train d’observer goulûment chacun des gestes féminins qui l’imprègnent. Devenu adulte à son tour, il a envie de fabriquer les mêmes gourmandises. Je lui réponds négligemment :

- Fais comme tu veux, après tout, ce sont TES confitures !

Le soir venu, je contemple, bien alignés sur la table de travail de NOTRE cuisine, brillant sous leurs étiquettes, les pots de confitures de mon homme, désignés d’une belle écriture : « Confitures de Papy. Clémentines au citron vert ».

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